Né en 1954, ingénieur des Mines de Saint-Etienne, j'ai été informaticien toute ma vie professionnelle. Après un début en société de services, j'ai travaillé dans l'informatique de Carrefour (Promodès avant sa fusion avec Carrefour) en interne puis comme prestataire IBM jusqu'à ma retraite officielle en 2017. Je vis actuellement en Saône et Loire à côté de Mâcon.

« Les FFI vers l’armée nouvelle »
affiche de G. Bourdier, c. 1944 (Photo DR, rue des archives)

Fin février 1945, l’unité d’artillerie de mon père dans la 1ère armée française du général de Lattre se retrouve à Blotzheim, à la frontière allemande, juste à côté de la Suisse et de Bâle, en face du Rhin. Leur mission immédiate est de sécuriser la frontière du Rhin contre des incursions allemandes toujours possibles. Après une campagne d’automne et d’hiver très rude (1) (2), l’Alsace est enfin libre. Le grand rush sur l’Allemagne nazie va bientôt avoir lieu, la capitulation allemande est pour très bientôt.

Les hommes ont souffert dans cette campagne, pas seulement physiquement en raison du climat et du froid intense, mais aussi moralement. Mon père a eu beaucoup de mal à supporter l’armée et son autoritarisme trop souvent idiot.  Il était notamment en butte aux vexations d’un capitaine particulièrement mesquin à ce qu’il dit, un certain Jules. Il ne le rate pas dans son journal. C’est dans ce contexte qu’il est désigné un jour avec une dizaine de membres de son unité pour aider une unité du génie : ce sont des FFI venus du Gard (3) qui installent des piquets pour barbelés au bord du Rhin. Il y découvre un autre monde militaire, bien différent.  Mon père écrit alors un  passage vivant et plein de verve dans son journal,  un grand bol d’air !

 Michel Renouleau – 24 mars 2022

 Découverte des FFI

Nouvelle corvée, cette fois beaucoup plus intéressante. Nous partons de bonne heure nous mettre à la disposition d’un bataillon du génie à Attenschwiller à peu de distance de Blotzheim. En tout, nous sommes cinq camions du groupe. J’hérite d’un jeune adjudant charmant qui m’explique le travail que nous allons faire. Il s’agit de transporter le plus près possible du Rhin, des piquets pour barbelés, actuellement entreposés et taillés à proximité de la frontière suisse entre Hagenthal et Leymen.

Arrivé le dernier avec mon camion, je vais chercher à Leymen les FFI qui manutentionneront les piquets. Je tombe dans un rassemblement impeccable. Pendant que les types s’embarquent, je suis accueilli par un charmant jeune capitaine : « Mon vieux, est ce que tu as mangé ce matin ? Viens prendre quelque chose, non ? En tout cas, il est entendu que l’on vous servira un repas chaud à midi » et aux cuistots « Vous autres, vous leur ferez le menu des hommes, mais vous leur corserez un peu ça, hein », et de s’embarquer sur le marchepied du GMC qui en porte sur le capot, sur les ailes, sur le parechoc, et à l’intérieur en long, en large, et en hauteur. Arrivé au chantier, j’ai la stupéfaction de voir descendre du camion à peu près l’effectif d’une compagnie.

Le travail est vivement mené. Il s’agit de jeunes – oh très jeunes – anciens du maquis du Gard dont le capitaine était le chef. L’adjudant du génie qui m’avait accompagné et qui lui est spécialiste m’avoue que cet officier n’entend pas grand-chose à l’art des pontonniers, mais qu’il tire tout ce qu’il veut de ses hommes. En regardant leurs relations réciproques, on comprend l’expression « se faire tuer pour quelqu’un », si inconcevable dans nos unités.

 

Dépose de piquets au bord du Rhin

Les lieux de la journée

sUn premier voyage nous amène à Village-Neuf. Mon camion s’en va déposer les piquets à l’extrémité du village à 200 m du Rhin = 500 m du Boche. Nous sommes prudemment camouflés derrière une maison, mais ils n’ont pu manquer de nous voir arriver tant le terrain est plat et nu à cet endroit. Cependant, aucune réaction. Inutile de dire qu’à ce moment, les types ne traînent pas pour décharger le camion, ni le chauffeur pour faire demi-tour. Le passage au carrefour repéré se fait sans incident.

Un deuxième voyage nous amène à Blotzheim-La-Chaussée. On suit 5 km de route nue[*] sous le nez du fort d’Istein. Encore aucune réaction. On finit par trouver cela amusant. Au retour, déjeuner à Leymen dans un café servant de popote aux FFI.

 

[*] À l’époque, le Grand canal d’Alsace n’existait pas encore.  La route au-delà de Village-neuf devait donc longer le Rhin, contrairement à ce que la carte actuelle prise dans Google Map indique.

Une ambiance qui décoiffe !

Quelques traits amusants. Au rassemblement préliminaire, c’est le capitaine lui-même qui distribue les lettres. Tous les FFI tutoient leurs officiers et fraternisent avec eux, mais pas un n’entre au café sans saluer. Nous sommes servis sur une table du café dans les couverts de la maison, et c’est un sous-lieutenant qui nous apporte les plats en s’enquérant de nos désirs. Le capitaine lui-même se dérange d’ailleurs plusieurs fois pour voir si nous sommes satisfaits ; vin et gnôle à discrétion.

À côté mangent ensemble les sous-officiers et les officiers, parmi eux le commandant du bataillon que tous tutoient ; devant celui-ci, les deux sous-offs de chez nous s’effarent, donnent du « mon commandant, mon capitaine » gros comme le bras et n’osent manger dans leur assiette au grand amusement de toute la tablée, y compris le commandant qui finit par les mettre à l’aise.

Comme les FFI dansent fréquemment, il y a un organisateur pour toutes les festivités ; l’argent est pris sur les restes des caisses du maquis ; le commandant demande alors à l’organisateur : « Alors, est-ce que tu as assez de fric pour nous faire cela demain ? ». L’autre lui répond « Il ne me reste plus grand-chose ». Aussitôt, le commandant lui tend 4000 F en lui demandant s’il a assez.

L’après-midi

Nous repartons tout de suite après déjeuner. Un voyage à Hésingue. Au retour, j’achète de la charcuterie à Hegenheim. Un voyage encore à Village-Neuf. Cette fois, le carrefour repéré a été bombardé et des débris de maison encombrent la chaussée. Nous allons encore plus près que la première fois, mais les Boches restent calmes. À peine quelques arrivées dont nous ne sommes même pas sûrs que ce ne soit des nôtres.

 

Histoires suisses

Leymen. Château du Landskron – photo Alexandre Martin

Au retour, arrêt à l’Auberge de la Croix-Blanche où nous consommons en attendant le camion du capitaine. C’est le lieu de rendez-vous. On est là à cent mètres de la frontière suisse que notre route longe d’ailleurs sur la plus grande partie. À ma grande surprise, il n’y a rien entre les deux pays, de place en place des petits drapeaux helvétiques ou peints sur les toits des maisons, par endroits seulement, quelques barbelés ; les douaniers sont quasi invisibles. Seul un paisible petit ruisseau se charge de séparer les deux pays. Quelle confiance de part de d’autre, surtout suisse ! On me raconte des histoires amusantes de patrouilles égarées en territoire helvétique, ramenées avec tous les égards par les douaniers, bourrées de chocolats et de cigarettes, de permissionnaires emmenés en uniforme par les douaniers suisses dans un village pour y faire la bringue, etc…

La région est très pittoresque. L’arrivée sur Leymen en venant de Hagenthal est notamment magnifique ; on descend dans une sorte de cirque où se niche le joli village frontière ; en face de vous montent plusieurs couleurs de montagnes boisées et régulièrement étagées. Sur la première chaîne, une tour en ruine marque le passage de la frontière.

Pour en revenir à la Croix Blanche, nous étions là depuis un moment, les types commençaient à danser entre eux au son du pick-up ; on annonça l’arrivée du capitaine ; le temps qu’il cria « en route », tout le monde avait déjà lâché consommations, disques, servante, et remontait dans les camions. Il aurait bien fallu vingt minutes à la forte autorité de Jules pour aboutir au même résultat.  Au passage, j’achète un magnifique saucisson alsacien de près d’un mètre de long à Hagenthal.

Dernier voyage dans la nuit à la Chaussée.

 

Invitation accueillante à dîner

Cependant, le capitaine a donné des ordres pour qu’on nous serve encore à manger ce soir.  Nous retournons donc encore une fois à Leymen avec ces accueillants camarades. Là, nous étions déjà installés à notre table quand le capitaine un peu timidement vint choisir quelques-uns d’entre nous pour manger à la popote, puis, après de multiples consultations avec son cuistot, il nous ramena tous les dix. Nous nous installons à sa table dans un ordre tout à fait indépendant des grades. Tout le dîner d’ailleurs, le capitaine discute avec un de nos chauffeurs assis près de lui et raconte quelques-unes de ses entreprises.  Le menu est luxueux et se termine par un savoureux entremet à base de confiture de fraise dont j’avais oublié le goût depuis longtemps.

 Après des adieux émus, nous regagnons nos pénates la panse pleine, le cœur joyeux, et l’esprit reposé par une journée de vacances en compagnie de mauvais garçons qui nous ont fait respirer un peu d’air frais.

 

Jean-Louis Renouleau – 25 février 1945

 

Ressources